lundi 16 juin 2008

Constitutionnalisme contre démocratisme

La décision de la Cour Constitutionnelle concernant l'amendement légalisant le voile islamique a provoqué, comme on pouvait s'y attendre, une vague de contestations. Par l'AKP. Par les intellectuels libéraux. Par l'UE.
Toutes ces critiques se retrouvent au final pour conclure que le jugement a remis en question la souveraineté de la Nation et que la décision est éminement politique.

La question n'est pas tant de savoir si l'arrêt rendu par les juges constitutionnels est convenablement motivé et si, en effet, l'amendement annulé est oui ou non, conforme au principe de laïcité. La question serait plutôt de comprendre pourquoi un contrôle de constitutionnalité dont les décisions sont bien sûr politiques, est nécessaire dans une démocratie.
L'AKP a été élu par 47% de la population. C'est presque la majorité. Ce n'est pas la majorité.
Mais qu'importe, le système électoral a fait que l'AKP dispose au Parlement, de 65% des sièges. Le pouvoir AKP est légal. Personne ne peut remettre sérieusement cet état de fait en cause.
L'AKP se croit pourtant habilité à prendre les décisions qu'il désire au prétexte qu'il dispose d'une large majorité à la TBMM. Et toute opposition serait au fond, légale mais illégitime.

Pourquoi un contrôle de constitutionnalité ? Pour vérifier que la législateur vote des lois conformes à la Constitution. Pourquoi une Constitution ? Pour organiser l'Etat et les rapports entre les différents pouvoirs (législatif, executif, judiciaire). Une Constitution institue un cadre, capable de limiter les abus que certains gouvernants seraient capables de commettre. Une Constitution est un texte politique car elle fixe le champ d'action et les limites de la politique d'un gouvernement. Le contrôle de constitutionnalité est une décision politique car le juge constitutionnel interprete le texte et rend plus ou moins fléxible, le champ d'action du politique. Ce qui est à faire. Ce qui n'est pas à faire. La ligne rouge en quelque sorte.

Si la démocratie ou plutôt l'élection fonde le pouvoir d'un gouvernement, elle ne l'autorise cependant pas à faire tout et n'importe quoi. Un contrôle de Constitutionnalité est un élément important, un garde-fou contre les dérives d'un gouvernement. Jamais 47% (ou plus) des voix ne légitime la violation de la Constitution. C'est pourtant l'axe d'attaque de l'AKP. Erdogan aurait pu choisir de s'opposer à l'arrêt des juges constitutionnels, en mettant en avant des arguments juridiques. Il a, au contraire, choisi le rapport de force : le Peuple contre les Institutions.
C'est ce qu'on peut appeler le démocratisme. C'est à dire, l'existence d'une "bénédiction" suprême, l'élection, qui justifie toute violation de la Constitution. C'est à peu près, ce que pensent de nombreux politiciens en Occident. Témoin ce ministre démocrate-chrétien néerlandais qui expliquait, toute honte bue, que si la majorité de la population soutenait la sharia, il l'appliquerait sans remors. Alors même que la démocratie chrétienne a contribué à l'émergence de démocraties libérales solides en Europe de l'Ouest (Allemagne, France, Italie, "Bénélux") !
Qu'importe le libéralisme. Qu'importe la démocratie libérale. Qu'importe les Droits de l'Homme. Qu'importe les traditions politiques d'un pays. Le Peuple veut. Le gouvernement donne.
Le démocratisme n'est rien d'autre qu'une conception selon laquelle, l'élection est la seule source de légitimité.
On peut comprendre que le démocratisme s'oppose en fin de compte, au Constitutionnalisme. Puisque le second établit des frontières alors que le premier n'en connaît aucune si ce n'est le peuple.

Bien loin de moi, l'idée de remettre en cause la légitimité de l'élection et la souveraineté nationale. Seulement, si l'élection fonde le pouvoir du gouvernement, elle ne doit pas être conçue comme un chèque en blanc. D'où la nécessité d'une Constitution pour fixer les règles.

Mustafa Kemal Atatürk avait prononcé cette fameuse phrase : "Egemenlik, kayitsiz, sartsiz, milletindir" ("La souveraineté appartient sans restrictions, sans conditions à la Nation").
Certes, mais avec une Constitution cependant...